Traducere de Jean-Louis Courriol
Moi je ne foule pas aux pieds la corolle des merveilles du monde
Et ma raison ne tue pas
les mystères que je rencontre
sur ma route
dans les fleurs, dans les yeux, sur les lèvres ou sur les tombes.
La lumière des autres
étouffe le charme de l’impénétrable tapi
au cœur des ténèbres,
mais moi,
moi, ma lumière accroît le mystère du monde –
et tout comme la lune, de ses rayons blancs,
ne diminue pas, mais tremblante
accroît plus encore le mystère de la nuit,
j’enrichis moi aussi l’horizon des ténèbres
de larges frissons de mystère sacré
et tout ce qui est incompris
le devient plus encore
sous mes yeux –
car j’aime, moi,
les fleurs, les yeux, les lèvres et les tombes.
Dans de clairs lointains j’entends, du torse d’une tour,
une cloche battre comme un cœur
et dans la douce rumeur
il me semble sentir
couler dans mes veines des gouttes de silence, pas de sang.
Chêne rouvre dressé à la lisière du bois,
pourquoi suis-je accablé,
sous les ailes ployées d’une profonde paix,
quand je suis étendu à ton ombre
et que tu me caresses de ta feuille enjouée ?
Qui sait ? – Peut-être que
c’est dans le cœur de ton bois que l’on creusera
mon cercueil, bientôt,
et le silence
que je goûterai entre ses planches
est peut-être celui que je ressens déjà :
oui, je le sens couler goutte à goutte de tes feuilles –
et sans dire un mot
j’écoute grandir dans ton corps ce cercueil,
mon cercueil,
à chaque seconde qui passe,
chêne rouvre dressé à la lisière du bois.
Un vent égaré essuie ses larmes froides
sur les vitres. Il pleut.
Je sens monter en moi des tristesses sans raisons mais toute
la peine
que je sens, je ne la sens pas en moi,
dans mon cœur,
dans mon sang,
c’est dans les gouttes de pluie qui coulent que je la sens.
Et, greffé sur mon être, le vaste monde
avec ses automnes et ses soirs
me fait mal comme une plaie ouverte.
Vers les sommets montent des nuages aux pis pleins.
Il pleut.
Du plus haut des montagnes le crépuscule souffle
de ses lèvres cramoisies
sur la cendre des nuages
et ravive
la braise tapie
sous leur friable croûte grise.
Un rayon fuse, fulgurant,
du couchant
replie ses ailes et se pose en tremblant
sur une feuille :
mais le fardeau est trop pesant,
la feuille tombe.
O, mon âme !
Il faut que je la cache mieux
et plus profond, dans ma poitrine,
que ne puisse l’atteindre aucun rayon de lumière :
elle s’effondrerait.
L’automne est là.
Ma fille, pose tes mains sur mes genoux.
Moi je crois que c’est au village qu’est née l’éternité.
Ici les pensées vont moins vite
et le cœur bat plus lentement,
comme s’il ne battait pas dans la poitrine
mais plus bas, dans la terre, quelque part.
C’est ici que s’étanche la soif du salut,
et que l’on peut poser ses pieds ensanglantés sur une motte de glaise.
Regarde, c’est le soir.
L’âme du village passe, dans un bruit d’ailes, près de nous,
comme un parfum secret d’herbe coupée,
comme une volute de fumée tombée d’un toit de paille,
comme un bond de chevreaux sur de très hauts tombeaux.
Si longue, si profonde que la nuit soit
on n’entend chien qui aboie.
Seuls là-bas dans les pins,
chez les voisins, les vers luisants
luisent jusqu’au firmament.
Les vers luisants seuls brillent,
lancent des signes verts aux villes
pour un train qui va passer
dans le vaste ciel glacé,
pour un train qui viendra,
que personne n’entendra.
O, mon village, toi dont le nom porte en lui
le son des larmes*,
c’est à l’appel profond d’aïeules
que je t’ai choisi, cette nuit-là,
pour seuil de mon entrée au monde,
pour chemin de passion.
Qui m’a guidé vers toi
depuis la nuit des temps,
qui m’a conduit en toi,
entre tous soit béni,
village de larmes infinies.
* Le village natal de Lucian BLAGA, en Transylvanie, s’appelle Lancrăm. Larme se dit lacrimă en roumain. (n.d.t.)
Ne crois donc pas le vent,
vieux vent de feu qui va soufflant,
qui va chantant sur les chemins
pour dire qu’il ne désire rien
sur cette terre des humains.
Regarde bien, d’un peu plus près,
tout ce qu’il trame, ce qu’il fait :
pour mieux apaiser ses ardeurs,
il sait se muer en sculpteur
et faire des filles des statues,
il souffle, il souffle dans les rues,
il colle bien, sur leurs corps nus,
leurs habits transparents et fins,
il fait ressortir sous le lin,
ici leurs cuisses et là leurs seins,
douces merveilles pour les mains.
Les parents [Părinţii]
Ils glissent sous terre nos parents,
un à un, quand, en même temps,
grandissent en nous des jardins
dont ils se veulent pour longtemps
les racines en souterrain.
Se coucher sous les pierres ils vont
eux, nos parents, et sans un pleur;
nous, à la lumière nous restons
pour nous emprunter du bonheur
et de l’eau vive et du malheur.